J.-L. Margolin: L’Armée de l’Empereur

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Titel
L’Armée de l’Empereur. Violences et crimes du Japon en guerre, 1937–1945


Autor(en)
Margolin, Jean-Louis
Erschienen
Paris 2007: Armand Colin
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Daniel Palmieri

La photographie de couverture (des soldats nippons transperçant à coups de baïonnette des prisonniers chinois) donne immédiatement un avant-goût de ce dont traite le remarquable ouvrage de Jean-Louis Margolin, spécialiste de l’Asie au XXe siècle: une plongée au plus profond de la violence de guerre, dans ce qu’elle a à la fois de plus abominable, mais aussi, malheureusement, de plus ordinaire. Car si cette étude aborde uniquement les méfaits de l’armée de l’empereur Hirohito au cours de la «guerre des quinze ans» (soit de l’occupation japonaise de la Mandchourie en 1931 à la capitulation d’août 1945), elle s’inscrit en droite ligne d’autres travaux précurseurs traitant du comportement exécrable des troupes en campagne, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale (voir les ouvrages d’Omer Bartov sur la Wehrmacht, d’Angelo Del Bocca sur l’armée italienne, …). Il est d’ailleurs quelque peu naïf de s’étonner que l’apprentissage du meurtre qu’on inculque, le plus légalement possible, dans toute formation étatique militaire ne puisse déboucher un jour, le contexte ambiant aidant, sur sa mise en pratique et bien évidemment sur les dérives qui s’en suivent. En ce sens, les atrocités commises par les Japonais en Chine d’abord, puis lors du conflit mondial ne sont guère plus blâmables que celles commises par d’autres, y compris au sein d’armées dites démocratiques.

En revanche, et ce que montre parfaitement l’analyse de Margolin, la nouveauté dans le cas de l’Empire du Soleil Levant réside dans le conditionnement totalitaire extrême, camouflé par un vernis démocratique, dans lequel est plongé le soldat nippon (et avec lui toute la société japonaise); ce qui peut expliquer, à côté de facteurs déjà connus tels que l’effet de groupe, cette distanciation qui existera souvent entre l’horreur du geste qu’il commet et la raison pour laquelle il le fait. Ces guerres de conquêtes trouvent certes une autojustification déjà suffisante dans l’idée de défense et de viabilité du pays contre un ennemi extérieur prêt à détruire l’archipel; toutefois et surtout, elles se mènent au nom de l’Empereur, auréolé ici de son droit divin tout puissant (d’où le titre du livre de Margolin). C’est donc mus par un sentiment de loyauté indéfectible non pas envers un homme, mais un quasidieu que le soldat et son officier se lancent dans le combat et le massacre. La guerre devient alors en quelque sorte la continuation de la vie civile, et aussi un acte de religiosité (avec, comme corollaire supplémentaire, la divinisation des militaires qui ne font plus qu’un avec l’Empire et l’Empereur). Le tout enrobé de considérations issues du Bushido (ou code des guerriers samouraï), dont la plus connue est celle du combat et du sacrifice jusqu’au-boutistes et du déshonneur tombant sur les vaincus. L’ouvrage de Margolin a ainsi le mérite de rendre à Hirohito – longtemps considéré à tort comme un personnage effacé et en marge de la société militariste japonaise des années 1930–1940, puis épargné par les vainqueurs américains – une responsabilité de premier rang dans la guerre et ses atrocités.

Outre le fait qu’il s’agisse de l’une des rares études en français sur cette période de l’histoire militaire du Japon, L’Armée de l’Empereur a une autre qualité primordiale. La nationalité de son auteur lui permet encore d’accroître la distance critique de l’historien, en échappant à la polémique qui oppose les spécialistes chinois et japonais quant à la question des crimes de guerre commis par les armées impériales. Bien évidemment, le coeur du problème réside dans le décompte macabre des victimes, revu à la hausse ou à la baisse selon le camp en présence. Ainsi, dans l’affaire du sac de Nankin (1937), Margolin s’adonne à un exercice révisionniste (au sens noble du terme) des différentes interprétations en vigueur, égratignant au passage même les auteurs les plus reconnus (Iris Chang par exemple). Il fait de même pour ce qui est de l’affaire des «femmes de réconfort», les prostituées des bordels militaires japonais. Sans nier le caractère de tragédie entourant la traite des Coréennes, principales cibles de cette exploitation sexuelle, il la resitue dans le temps long, démontrant qu’elle n’est pas le seul fait de la guerre, mais aussi et surtout une pratique courante en temps de paix. De même, quitte à se mettre en porte-à-faux avec une idée largement répandue, Margolin insiste aussi sur le consentement volontaire d’une partie de ces «femmes de réconfort».

Autre point rarement mentionné, si le racisme des élites japonaises à l’encontre de l’Occident (comme du reste à l’encontre d’autres populations asiatiques) est généralement avancé comme argument expliquant les mauvais traitements que subirent les prisonniers de guerre «blancs», cette discrimination ne se teinta pourtant pas d’antisémitisme, contrairement à ce qui se passait chez les deux autres alliés de l’Axe. Bien au contraire, les Juifs qui se réfugièrent soit au Japon même, soit dans ses possessions (à Shanghai notamment) y vécurent plutôt en quiétude. Enfin, autre aspect peu connu, Margolin rappelle que des dizaines de milliers de civils japonais périrent, que ce soit volontairement (par le suicide individuel ou collectif) ou de la main des militaires nippons qui craignaient qu’ils se soumettent à l’ennemi, avant, mais aussi après la capitulation du 15 août 1945. Hiroshima, Nagasaki ou les bombardements aériens massifs des Etats-Unis ne furent ainsi pas les seuls pourvoyeurs de victimes civiles du conflit.

En résumé, L’armée de l’Empereur demeure un ouvrage riche et de très bonne vulgarisation, replaçant dans un optique de plus longue durée la fameuse «Guerre du Pacifique» qui apparaît alors comme l’aboutissement d’une politique expansionniste japonaise débutant à la fin du XIXe siècle et se renforçant dès les années trente. On regrettera peut-être que le corpus scientifique «local» se compose uniquement de travaux d’intellectuels japonais publiés en anglais, car leurs auteurs enseignent souvent à l’étranger. L’usage de telles recherches montre certes toute la diversité d’une historiographie japonaise florissante et critique sur la Seconde Guerre mondiale. Reste qu’une approche heuristique différente, tenant plus compte des productions indigènes, tant au Japon qu’en Chine, aurait peut-être permis d’affiner, de moduler ou d’actualiser certaines constatations. Mais la barrière des langues a pesé ici de tout son poids.

Quoi qu’il en soit, en dépit ses imperfections, l’ouvrage de Jean-Louis Margolin mérite qu’on le lise, malgré certains témoignages brutaux sur l’abomination dans laquelle est capable de tomber l’être humain. Il se démarque d’ailleurs radicalement d’autres études françaises en «histoire» militaire récentes. L’effet médiatique du film Indigènes aidant, il est en effet devenu politiquement correct de s’intéresser et de glorifier les faits d’armes des troupes auxiliaires de couleur, utilisées littéralement comme chair à canon et, il est vrai, longtemps laissées en dehors du champ d’étude historique. Mais cette mise en lumière de nouvelles victimes, si elle répond à une juste préoccupation, se fait au détriment d’autres victimes. Au nom de l’héroïsme désormais reconnu et valorisé des combattants africains, on tait en France les atrocités que le CEF a commises contre certaines populations civiles de l’Italie méridionale (on se souviendra de la Ciociara qui relate la tragédie de femmes italiennes violées par les supplétifs français). Si cette page sombre de la libération de la péninsule a déjà fait l’objet de plusieurs recherches historiques de qualité en Italie, celles-ci ne semblent pourtant pas avoir franchi les Alpes. Faudra-t-il attendre l’étude d’un historien japonais pour remettre l’église au milieu du village, tant il semble aujourd’hui peu probable que l’on prenne le risque dans l’Hexagone de critiquer cette nouvelle vision de l’histoire de l’armée française d’Afrique?

Citation:
Daniel Palmieri: Compte rendu de: Jean-Louis Margolin: L’Armée de l’Empereur. Violences et crimes du Japon en guerre, 1937–1945 (préface de Yves Ternon). Paris, Armand Colin, 2007. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 58 Nr. 1, 2008, pages 118-120.

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Veröffentlicht am
26.01.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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